Carte Blanche : « un autre accueil est possible »
Carte blanche de Julien Buha Collette, responsable de la mission de MSF en Belgique.
« Il y a quelques semaines, un jeune homme originaire de la Corne de l’Afrique mourait électrocuté en gare de Valenciennes, en France, alors qu’il tentait de sortir d’un train dans lequel il voyageait sans ticket. Ce jeune, connu à Bruxelles, ville par laquelle il avait transité, tentait de rejoindre le Royaume-Uni. C’est ce même pays qui signe aujourd’hui un accord intolérable en vertu duquel il pourra transférer certains demandeurs.euses de protection internationale au Rwanda.
Au même moment, dans la capitale européenne, plusieurs centaines de personnes se voyaient refuser l’accès au centre d’arrivée pour les demandeurs.euses de protection internationale, pendant des semaines, faute de places ; sans autre alternative que la rue et le froid. Enfin, la fermeture de près de 300 places d’hébergement d’urgence pour le secteur du sans-abrisme à Bruxelles a été confirmée la semaine dernière. Cela veut dire, là encore, que des centaines d’hommes, femmes et enfants déjà extrêmement vulnérables, se retrouvent à la rue et sans solution d’hébergement.
Et pourtant, la solidarité existe…
Tout cela est arrivé, alors même qu’une vague de solidarité parcourait les capitales et la population européennes pour prendre en charge les personnes fuyant le conflit ukrainien. Un courant de compassion a animé toutes les couches de la société, allant du secteur privé aux institutions européennes ; et des citoyen.nes concerné.es et bouleversé.es, à juste titre, par la tragédie qui avait lieu aux portes orientales de l’Europe. En réponse, des milliers de personnes se sont mobilisées, des budgets ont été débloqués, une décision historique d’octroi d’un statut de protection temporaire a été prise, des facilités (voire gratuités) de transports ont été octroyées. Ces mesures d’aide ont été mises en place pour accueillir des milliers de personnes qui fuyaient leur pays ravagé par la guerre.
Les malheureux événements de ces dernières semaines au Petit-Château, le centre d’arrivée des demandeurs.euses d’asile en Belgique, ainsi que l’accident en gare de Valenciennes pourraient paraître anecdotiques, comparés à la magnitude de la crise ukrainienne. Pourtant, ils questionnent fondamentalement notre société et ses valeurs.
Comment expliquer ce « deux poids, deux mesures » ?
En effet, pourquoi fermerait-on des places pour les personnes sans-abri alors que des communes se proposent d’ouvrir des villages entiers pour répondre à l’arrivée de milliers de personnes ? Pourquoi des bourgmestres qui se refusaient à ouvrir des centres d’accueil pour demandeurs d’asile ouvrent les bras à une population dans le besoin ? Pourquoi le gouvernement belge, qui s’est emparé de la thématique du retour (volontaire ou non) pour certain.es, facilite des mécanismes d’intégration temporaire pour les autres ?
Pourquoi la fatigue et la frustration des travailleurs.euses des services de premières lignes (à destination des sans-abri, personnes migrantes en transit ou sans-papiers) sur le manque de moyens n’est-elle pas entendue ? Alors que depuis des années, des financements et ressources extrêmement conséquents ont été mis à disposition en l’espace de quelques semaines pour faire face à l’arrivée de milliers de personnes ?
Pourquoi aujourd’hui, une personne sans-papiers, un.e migrant.e en chemin vers un autre pays ou demandeur.euse d’asile débouté.e restent absent.es des préoccupations ? Y a-t-il une échelle dans la mesure de la souffrance ? Y a-t-il une mesure sur l’importance ou la gravité des conflits, et se doit-on de les comparer ? Un être humain fuyant un conflit dans son pays n’est-il pas toujours un être humain ? Est-ce son passeport qui justifie l’accès à un toit, à des soins de santé ou à de la nourriture ?
Ces personnes sont invisibilisées
Ces personnes – migrant.es, sans-papiers, demandeurs.euses de protection internationale, adultes, familles, enfants – n’existent tout simplement pas. Elles n’ont droit à rien, au mépris de tout. Elles sont invisibles. Invisibles en tant qu’individus, mais omniprésentes en tant que « problèmes » à régler. Elles n’existent pas car aucune place ne leur est donnée. Elles ne rentrent pas dans les cases, ne répondent pas aux critères. Dessaisies de leurs histoires et de leur humanité, ces personnes ne sont que des statistiques et des notes de bas de page. Et cela à dessein, victimes d’une politique violente qui agite les drapeaux de la suspicion et de la menace et se nourrit de sa propre peur, en Belgique mais aussi dans d’autres pays européens. La discrimination, la dissuasion et l’exclusion sont devenues la norme sur notre continent. Une politique qui tue, par omission, sur les routes d’Europe, dans la Manche ou en mer Méditerranée.
Un accueil digne et humain pour toutes et tous
Pourtant, et la crise ukrainienne l’a démontré ; un autre accueil est possible. Des structures peuvent être mises en place, des mécanismes d’accueil à court et moyen terme peuvent être décidés, des logiques de passage sécurisé peuvent être établies, des procédures facilitant l’accès à la santé et au logement peuvent être appliquées. Un accueil digne et humain pour toutes et tous est possible, loin des logiques de criminalisation qui génèrent une plus grande précarité des individus et alimentent son propre narratif de destitution.
MSF travaille en Ukraine pour apporter soins et aide aux populations déplacées ou en zone de conflit. Nous agissons en Ukraine, comme nous l’avons fait et continuons de le faire en Syrie, au Yémen, en République Démocratique du Congo ou au Venezuela et partout ailleurs où notre aide s’avère nécessaire.
À ce même titre, nous avons travaillé en Belgique, dans les maisons de repos lors de l’épidémie de covid. À Bruxelles, nous soutenons des personnes isolées en souffrance psychologique ainsi que des mineurs non accompagnés en transit. Nous continuons de défendre une conception de l’aide pour les plus vulnérables où qu’ils soient et d’où qu’ils viennent, sans aucune discrimination d’origine, de religion, de philosophie et de politique. Nous continuerons à travailler là où les besoins se font le plus ressentir pour combler ce gouffre d’exclusion et d’indifférence que l’Europe ne cesse de creuser depuis des décennies.
Il est aujourd’hui grand temps que les politiques et citoyen.nes reconnaissent qu’il est possible de construire une politique migratoire différente, digne et humaine, pour tout le monde. C’est aussi cela la solidarité. »