« Jamais je n'aurais pensé vivre cela en Belgique »
La psychologue MSF Sanne Kaelen apporte un soutien psychologique au personnel soignant belge depuis le début de la crise du coronavirus. C'est une période étrange pour elle aussi : « Je n'aurais jamais pensé que j'aurais à connaître autant de souffrance et d'impuissance en travaillant dans mon propre pays », dit-elle.
Nous sommes le Dimanche de Pâques et j’écris depuis ma chambre à Bruxelles.
Il y a 3 semaines, j'ai quitté le Limbourg. La destination était à l'origine la République Démocratique du Congo, pour un projet de 6 mois. Mais le Covid-19 en a décidé autrement.
Voulais-je participer à un projet à Bruxelles ? À ce moment-là, je n'avais pas encore réalisé à quel point ce voyage allait devenir féroce.
Lorsque vous vous apprêtez à travailler avec MSF, vous savez que vous travaillerez dans une zone à haut risque, vous savez que ce sera intense, que votre monde sera bouleversé, que vos proches vous manqueront pendant longtemps, que vous n'aurez pas la possibilité de vous détendre comme chez vous parce que vous serez « enfermé » pour votre propre sécurité, que vous devrez travailler avec peu ou pas de matériel et que vous serez confronté à beaucoup de souffrance et d'impuissance. Nous sommes préparés à cela et nous recevons un débriefing psychologique pour cela.
Je n'aurais jamais pensé vivre toutes ces choses ici en Belgique, dans mon propre pays. J'essaie de rationaliser, mais en fin de compte, je suis submergée par les mêmes sentiments que ceux que j’ai lorsque je travaille pour un projet en Afrique. L'impuissance, l'indignation et la tristesse.
DES KINÉSITHÉRAPEUTES DANS L'ÉQUIPE DE NETTOYAGE
Je vois du personnel soignant au bord du gouffre... Mais nous sommes bien en Belgique.
Un grand manque de matériel de protection, un manque de connaissances sur leur bonne utilisation. Beaucoup de membres du personnel sont malades ou ont peur de venir travailler. Le personnel soignant meurt.
Des travailleurs sociaux sont stigmatisés parce qu'ils s'occupent de personnes atteintes de Covid-19, ils sont appelés pour aider dans la rue, et ne peuvent être approchés par leur famille.
Des ergothérapeutes qui travaillent maintenant dans une morgue, des kinésithérapeutes qui renforcent l'équipe de nettoyage.
Des soignants qui essayent de prodiguer des soins humains, alors que les soins actuels semblent parfois inhumains, tant ils sont, et doivent être, prodigués à distance du patient.
Sans parler des résidents eux-mêmes. Être cloitrés dans une pièce, avec toutes les conséquences psychologiques qui en découlent, est-ce vraiment le meilleur choix ? Et si, tout en connaissant le risque, ils préfèrent le contact humain à l'isolement ?
Le matériel de protection crée littéralement des barrières entre nous. Les yeux apprennent à parler, et dans ce cas, intensément. Je vois des yeux pleins de peur et pleins de questions, de colère ou de frustration. Je vois des yeux qui sont perdus et qui demandent de l'aide. Je vois des yeux qui sont fatigués, éteints. Et je vois des yeux pleins de tristesse, une tristesse accumulée, due aux nombreux décès de résidents, à qui on a dû dire au revoir.
S'INQUIÉTER POUR LES SOIGNANTS
« Je le connaissais depuis 8 ans et je n'ai même pas pu lui dire au revoir, il est mort tout seul », dit l'une des aides-soignantes d'une maison de repos, avant de partir en sanglotant. Ses collègues veulent la retenir pour la consoler, mais n'y sont pas autorisés. Nous luttons contre notre propre nature. Jour après jour.
Je m'inquiète pour tous ces soignants, qui sont immensément forts, et qui résistent. J'espère qu'ils auront le soutien psychologique dont ils auront besoin par la suite. J'espère qu'ils auront la chance de pouvoir enfin prendre soin d'eux-mêmes après tout cela. J'espère que quelqu'un s'occupera d'eux.
Heureusement, nous voyons beaucoup d'excellentes initiatives et collaborations émerger en Belgique. Pour tenter d'apporter une réponse aux besoins. J'espère que nous pourrons également unir ces forces pour venir en aide au niveau international. À ceux qui n'ont pas ces possibilités pour répondre à leurs propres besoins. Que cette vulnérabilité partagée au niveau mondial ne nous éloigne pas davantage les uns des autres, mais qu'elle nous rapproche, simplement.
Car s'il y a une chose que nous avons apprise, c'est que nous sommes plus forts ensemble que seuls.