« Pas de brevets en temps de pandémie » : où en est la proposition ?
De nombreux pays dans le monde ont du mal à trouver des vaccins et des tests COVID-19. Il semble alors de plus en plus urgent d'augmenter leur production, d’autant que les contaminations et les décès ne cessent d’avoir lieu. Vous avez probablement suivi le débat autour de la suppression temporaire des brevets COVID-19. Mais de quoi s'agit-il exactement ?
Un monopole détenu par un club sélect
Actuellement, seules quelques grandes entreprises pharmaceutiques sont autorisées à produire des vaccins, précisément parce qu'elles détiennent des brevets qui leur permettent de les produire (ainsi que les tests et traitements). Ces brevets empêchent donc d'autres entreprises, plus petites, de produire également ces vaccins, mais aussi les pays d’avoir recours à d'autres options pour protéger leurs populations. Ces grandes entreprises ont donc un monopole sur l'ensemble du marché et peuvent décider elles-mêmes à quels pays fournir quelle quantité de vaccin et, surtout, à quel prix. La situation actuelle est la suivante : les pays riches ont pu conclure de nombreux accords avec ces sociétés pharmaceutiques et recevoir ainsi régulièrement des vaccins ; tandis que les pays plus pauvres, eux, sont à la traîne. Beaucoup de ces derniers n'ont même pas été en mesure de vacciner leur personnel de santé... car trop cher, car trop peu de vaccins disponibles. En d'autres termes, seuls les 20 % les plus riches de la population mondiale peuvent se protéger contre un virus qui touche tout le monde, dans le monde entier.
Une proposition mise sur la table
Depuis des mois, une proposition a été mise sur la table et adressée à tous les pays du monde : supprimer temporairement ces brevets sur l’ensemble des produits COVID-19, tels que les vaccins et les tests, et ce, tant que dure la pandémie. Ce serait en effet une étape importante pour arrêter la pandémie et sauver des vies. Les grandes entreprises pharmaceutiques devraient renoncer à leur monopole. Cependant, sous la pression des grands fournisseurs, les pays les plus riches refusent de prendre des mesures pour briser le monopole sur ces brevets. Car, oui, les pays ont la possibilité de faire pression sur les entreprises pharmaceutiques pour qu'elles renoncent temporairement à leurs brevets, partagent leurs connaissances et ouvrent ainsi le marché à davantage de producteurs. Tant que les pays seront complètement dépendants de ces grandes entreprises, le problème persistera.
Les vies humaines avant les profits pharmaceutiques
Nous nous sommes entretenus avec Dimitri Eynikel, qui, avec la campagne d'accès, une équipe de lobbying spéciale au sein de Médecins Sans Frontières, se bat depuis des années pour un meilleur accès mondial aux médicaments, aux tests et aux vaccins. Pendant la crise du COVID-19, il a tenté de persuader les politiciens européens de faire un choix éthique en faveur du gain économique ; autrement dit, de faire passer la vie humaine avant les profits pharmaceutiques.
Les pays riches s'opposent à la proposition
« Les discussions entre les différents pays du monde au sujet de ces brevets se poursuivent depuis des mois, mais il semble que certains ne souhaitent pas faire de choix moral. Tous les pays africains et la grande majorité des pays d'Asie et d'Amérique du Sud soutiennent la proposition, mais les pays les plus riches tels que la Norvège, le Japon, le Canada, le Royaume-Uni, l’Australie ou encore l’Union européenne veulent la stopper. Cela veut tout dire, n'est-ce pas ? »
Une logique économique en pleine pandémie ?
« Ces pays riches ont défendu les intérêts des grandes entreprises pharmaceutiques pendant des années et des années. Dans une logique économique bien sûr, comme dans le cadre du marché du travail. De cette manière, les entreprises pharmaceutiques peuvent évidemment exercer une forte pression sur ces pays pour qu'ils fassent avancer leurs politiques, en se basant aussi sur l'idée que les gros bénéfices qu'elles réalisent seront réinvestis dans la recherche et le développement. Mais il n’y a aucune preuve de cela. Seule une petite partie des bénéfices est réinvestie. Pouvons-nous accepter que ce soit la raison pour laquelle tant de personnes risquent de tomber malades ? Il est de plus extrêmement regrettable que la majorité des recherches aient été effectuées avec l'argent des contribuables. Les brevets ne sont souvent créés qu'après une percée scientifique spécifique réalisée par une entreprise sur la base d'années de recherche publique. Dans certains cas extrêmes, ces brevets sont même simplement rachetés. »
Une pression agressive de la part d’une industrie multimilliardaire
« Ces grandes entreprises pharmaceutiques mènent leurs activités de manière très agressive. Il ne faut pas sous-estimer la pression et l'influence qu'elles exercent sur un pays. Il y a pourtant des centaines de lobbyistes actifs autour de l'industrie pharmaceutique, et nous sommes l'un d'entre eux. Mais très peu de ces lobbyistes défendent les intérêts des patients ou un accès plus large aux médicaments. C'est une industrie pesant des milliards de dollars. Et les lois économiques sont très robustes. »
Profit, profit, profit
« Dès qu'un vaccin est breveté, approuvé et mis sur le marché, une seule chose compte : faire le plus de profit possible. Pour rembourser l'investissement que les entreprises ont fait, couvrir le risque qu'elle a pris, investir dans la recherche, mais aussi verser un dividende aussi élevé que possible. Et que se passe-t-il ensuite ? Ces entreprises commencent à négocier avec les pays riches. Afin de fixer des prix aussi élevés que possible, bien sûr. Elles ne commenceraient jamais à négocier, par exemple, avec la Roumanie ou la Tunisie. »
Le modèle de profit de l'industrie pharmaceutique expliqué
« Et le modèle de profit relatif à ce monopole « fonctionne » bien, hein ! Ce modèle est bien sûr beaucoup plus intéressant : ces grandes entreprises peuvent faire beaucoup plus de bénéfices à court terme en gardant la production entre leurs mains, et il est également plus rentable de vendre ces vaccins d'abord aux pays plus riches. En raison de la lenteur du déploiement des vaccins, elles gardent également le contrôle de la pandémie, ce qui signifie qu'à terme, elles seront en mesure de servir tout le monde, au lieu que d'autres producteurs soient déjà maintenant en mesure d'en prendre en charge une partie. En raison de cette lenteur, il existe un risque d'apparition de nouvelles variantes, qui nécessiteraient à leur tour des doses supplémentaires de vaccin. Le problème est donc loin d'être réglé. Les vaccins devront évidemment être utilisés pendant des décennies. Et l'industrie pharmaceutique veut garder le contrôle sur ce point. »
Les pays pauvres frappent du poing sur la table
« Ce qui me met particulièrement en colère, c'est que les pays à faible revenu sont actuellement traités comme s'ils étaient incapables de sauver eux-mêmes leurs populations. Alors qu’en réalité, c’est parce qu’on les rend incapables de le faire. Ils sont traités comme s'ils étaient dépendants de l'aide occidentale, alors qu'ils ne font que frapper du poing sur la table et dire qu'ils peuvent le faire eux-mêmes. Mais ils n'en ont même pas l'autorisation. Je pense à des pays comme l'Afrique du Sud, l'Inde, le Bangladesh, qui ont tous affirmé avoir une capacité de production. D’ailleurs, la proposition qui est maintenant sur la table vient de l'Inde et de l'Afrique du Sud ! »
Le lobbying, ça fonctionne ! On semble aller dans la bonne direction...
« La priorité de notre équipe de lobbying est actuellement de persuader le plus grand nombre de pays de soutenir cette proposition de suppression temporaire des brevets. Attention, nous ne demandons même pas que tous les brevets soient supprimés à jamais. Mais bien seulement pendant la pandémie de COVID-19, afin que nous puissions développer la production de tests et de vaccins. Je parle tous les jours aux députés européens, aux ministères de la santé, aux ambassades, etc. Et, honnêtement, les choses évoluent vraiment dans le bon sens. Je suis comme une pile électrique, je déborde d'énergie. Parce que nous faisons des progrès. De plus en plus de personnes en Europe se demandent si c'était une bonne idée de garder ce monopole pharmaceutique comme modèle pendant la pandémie, si c'était une bonne idée de maintenir cette dépendance totale. »
Breaking news : les États-Unis soutiennent la proposition
Hier - le 5 mai 2021 - on a appris que les États-Unis - qui bloquaient jusqu'à présent la proposition - ont finalement changé d'avis. Ils soutiennent désormais la proposition. C'est une très bonne nouvelle, une décision monumentale. Médecins Sans frontières veut maintenant attirer l’attention des États-Unis sur la chose suivante : les entreprises pharmaceutiques américaines qui ont reçu d'importantes sommes d'argent des contribuables pour développer un vaccin devraient désormais partager leur technologie et leurs connaissances avec d'autres entreprises. Mais la grande question est de savoir si l'Europe et des pays comme le Japon et le Royaume-Uni vont suivre le mouvement.
Et maintenant, au tour de l'Europe ?
« L'Europe continue de bloquer la proposition. Elle pense que les producteurs actuels ont les moyens de fournir des vaccins à tout le monde. Ce qui n'est pas vrai en pratique, comme nous pouvons déjà le constater. Et l’Europe en est d’ailleurs frustrée. Mais j'ai l'impression qu'à l'heure actuelle, nombreux sont ceux qui commencent à être plus ou moins convaincus de la proposition et qui en voient la nécessité. Mais c'est une question politique. De nombreux politiciens continuent de penser qu'il est économiquement beaucoup plus intéressant de continuer à protéger l'industrie pharmaceutique. L'Europe est avant tout une union économique. Et malgré le fait que l'Europe a parfois, elle-même, des difficultés à se procurer des médicaments à bas prix, et qu'elle est donc parfois poussée dos au mur par l'industrie pharmaceutique, elle refuse de remettre en question le modèle des monopoles actuel. Nous devrons donc attendre et voir : que va faire l'Europe maintenant ? Va-t-elle changer d'avis, tout comme les États-Unis ? L'Europe saura-t-elle aussi faire passer un choix éthique avant un choix économique ? Aujourd’hui, nous refusons toujours de donner aux pays les plus pauvres les moyens permettant de sauver des vies humaines. C'est assurément inacceptable pour une institution de solidarité comme l'Europe. »