Les gouvernements européens alimentent le business de la souffrance en Libye
Notre présidente internationale s'est rendue en Libye, dans les centres de détention pour migrants. Elle dénonce les conditions dans lesquelles vivent ces personnes ainsi que la complicité des gouvernements européens.
Lettre ouverte du Dr. Joanne Liu
" Ce que les migrants et réfugiés vivent en Libye devrait heurter la conscience collective des citoyens européens et de leurs élus.
Guidé par l’unique ambition de maintenir ces gens hors de l'Europe, le financement européen cherche à empêcher les bateaux de quitter les eaux libyennes, mais dans le même temps, cette politique alimente un système criminel.
Le système de détention des migrants et réfugiés en Libye est corrompu jusqu’à la moelle: il s’agit d’une entreprise prospère d'enlèvement, de torture et d'extorsion. Les gouvernements européens ont délibérément choisi de pérenniser cette situation. Les gens ne peuvent pas être renvoyés en Libye et ne devraient pas y être retenus.
Depuis plus d'un an, MSF porte secours aux personnes dans les centres de détention à Tripoli, la capitale. L’organisation est un témoin de première ligne de ce système arbitraire d'extorsion, de privation et d'abus physique subis par les enfants, femmes et hommes qui y sont détenus.
La semaine passée, j'ai visité plusieurs centres officiels de détention. Ils ne constituent que la partie visible de l'iceberg.
Les gens y sont tout simplement traités comme des marchandises, entassés les uns sur les autres dans des pièces sombres, sales, sans air. Certains hommes nous racontent comment ils ont été forcés à courir nu jusqu'à l’épuisement, certaines femmes ont quant à elles été violées et n’ont été rendues à leurs parents qu’en échange d’une rançon. Toutes les personnes que j'ai rencontrées avaient les larmes aux yeux, suppliant inlassablement d’être libérées. Leur désespoir est accablant.
Les quelques personnes ayant quitté les côtes libyennes ont été présentées par certains comme des exemples réussis d’une politique de prévention des noyades et de lutte contre les réseaux de passeurs. Mais, sachant ce qui se déroule en Libye, un tel « succès » prouve, au mieux, une hypocrisie, au pire, une complicité cynique dans la tentative de réduire l’être humain à l’état d’une marchandise aux mains des trafiquants.
Cette violence qui leur est infligée doit cesser. Le respect fondamental des droits de l'homme doit primer et un accès à la nourriture, à l'eau potable et aux soins de santé doit absolument être fourni.
Plutôt que de se confronter au cercle vicieux que leurs propres politiques alimentent, les gouvernements ont préféré proférer des accusations infondées à l'encontre des ONG et de quiconque nourrit l’idée de venir en aide à ces personnes en situation de détresse. Au cours de ses opérations de sauvetage en mer, MSF a essuyé des tirs de la part des garde-côtes libyens – une entité financée par l'UE – et été accusée à maintes reprises de collusion avec des trafiquants. Mais au final, qui est complice de ces criminels? Ceux qui tentent de sauver des vies? Ou ceux qui consentent à ce que ces gens soient vendus?
La Libye n’est que l'exemple le plus récent et le plus flagrant des politiques migratoires européennes menées depuis des années, visant à les éloigner de notre champ de vision. À travers l'accord entre l’Union européenne et la Turquie conclu en 2016, cette tendance de fermeture des frontières et de repli se confirme en Grèce, en France, dans les Balkans et au-delà.
À ce jour, seule une fraction réduite de personnes a pu avoir accès à une protection, à un droit d’asile ou à des procédures de rapatriement accélérées. Garantir des voies sûres et légales pour franchir les frontières est la seule façon d'éliminer les incitations perverses qui permettent aux trafiquants de prospérer, tout en respectant les objectifs de contrôle des frontières.
Nous ne pourrons pas dire que nous ne savions pas que cela se passe. La marchandisation des souffrances des personnes prises au piège doit cesser.
Dans leurs efforts pour endiguer le flux, les gouvernements européens seront-ils prêts à assumer le prix du viol, de la torture, et de l’esclavage?"